Homélie du XXXème dimanche du temps ordinaire
N’oublie de développer tes talents ! Le Seigneur a mis des talents en toi !, ne l’oublie pas ! Qu’as tu fait de tes talents donnés par Dieu ? J’ai tel ou tel talent ! Je n’ai pas ce talent là ! Bref, nous venons d’écouter une parabole que nous connaissons bien, et qui nous a été rabâché tout au long de notre enfance, encore plus de notre adolescence, et peut être même encore aujourd’hui. Jésus a bien fait de dire cette histoire, nous dit-on. C’est un beau prétexte à un discours moralisateur sur le gâchis de nos talents, ou l’importance de cultiver ses qualités.
Et pourtant, sans remettre en cause cette vision de l’histoire, et surtout sans remettre en cause le fait que nous devons faire fructifier nos talents, nous pouvons aller bien plus loin. Comme toujours avec le Christ, nous devons dépasser la première impression, qui, si elle est bonne, est souvent partielle. Essayons donc de plonger en eau profonde à l’intérieur de cette histoire inimaginable.
Oui, cette histoire ne peut pas nous arriver dans notre vie de tous les jours, ou alors c’est que nous connaissons les très puissants de ce monde. Un talent équivaut à environ 25 ans de salaire à l’époque de Jésus. Les 3 serviteurs se retrouvent donc à la tête respectivement de 25, 50 et 125 ans de salaire. Aux yeux des hommes, à part gagner au Loto, nous ne pouvons pas brusquement recevoir autant. C’est inimaginable, c’est un doux rêve. Et encore plus au temps de Jésus. Cette démesure est présente dans notre histoire pour marquer la profusion de grâce que Dieu déploie en nous, pas pour correspondre à un fait réel. La première réalité que nous découvrons dans cette parabole, c’est le don incommensurable de Dieu pour chacun de nous. Quelque soit notre dotation en talents, c’est toujours plus que nous pouvions imaginer. Nous réalisons alors de quel amour Dieu nous a créé et nous devons être dans la reconnaissance, dans l’action de grâce pour ce qu’Il a mis en nous. C’est un don, pas un dû. Ce n’est pas le fruit, la récompense d’un travail, d’une réalisation : c’est gratuit.
Ce don implique une dette, une reconnaissance, une dépendance vis à vis du donateur. Certains pourraient trouver cela terrible, car nous ne serions pas libre à cause des talents que Dieu a mis en nous. Nous voudrions naitre vierge de tout talent pour pouvoir les acquérir par nous même. Mais « qu’as tu que tu n’ais reçu ? » dit St Paul aux Corinthiens. Naturellement, de par notre naissance, qui est déjà un cadeau du Ciel, nous sommes dépendants vis à vis de notre Créateur qui a mis en nous « tout son amour ». Ce don d’Amour, cette miséricorde gratuite de Dieu appelle de notre part une réponse. Notre dépendance est une réponse à un don gratuit de Dieu.
Les deux premiers serviteurs vont accepter cette libre dépendance. En effet, cette dépendance doit être librement acceptée, c’est à dire reconnue en vérité. Ce que j’ai de bon, je l’ai reçu d’un autre. Ce que je fais de bien, je le fais par l’intermédiaire d’un talent reçu d’un autre. Je ne peux m’attribuer tout le mérite. Plutôt, si je peux m’attribuer un mérite, c’est celui d’avoir usé comme il faut du don de Dieu. Je reconnais ainsi que la source est en dehors de moi. Je ne peux donc pas me gonfler d’orgueil, même si je peux légitimement être fier de ma réussite. La réponse au don premier reçu du maître, c’est de se conformer à ce que nous avons reçu. Après la reconnaissance du cadeau qui nous est fait, l’action de grâce, nous sommes invités à entrer dans la conformité à ce don.
Le don premier que nous avons reçu, c’est le don de la vie. Vie humaine reçue de nos parents, certes, mais aussi et surtout vie à l’image de Dieu par l’insufflation de l’âme en nous, et vie en Dieu par le don du baptême reçu. Les autres dons qui en découlent sont les sacrements qui reflètent et animent notre union / dépendance. Ils ne nous sont pas dus, car ils sont bien des cadeaux de Dieu pour notre vie sur Terre. Deux chemins s’offrent à nous constamment ici-bas. L’acceptation du don et donc le fait de chercher à nous conformer à celui-ci en oeuvrant dans le monde et en nous. Ou bien, le refus de ce don qui entrainera la fuite, l’aveuglement et ultimement la mort (le talent est enterré dans notre parabole).
Le troisième serviteur est dans ce refus, parce qu’il a peur. Effectivement, reconnaître l’amour gratuit de Dieu sur moi donne une impression de vertige. Je ne peux pas rembourser, je ne peux pas me mettre à égalité, vivre d’égal à égal. Si je ne comprends pas que ce don de Dieu n’appelle aucun remboursement, car il ne peut être remboursé, si je ne comprends pas que ce don de Dieu ne m’enferme pas mais me libère, alors je ne peux que refuser d’entrer dans ce cercle vertueux de la vie avec Dieu. Un petit exemple, pas si petit que cela. Parce que je ne peux pas aller vivre avec Dieu par mes propres forces, parce que je ne suis pas Dieu, Dieu se fait homme et s’offre à moi. Mais si je refuse l’offrande du Christ sur la croix et cette invitation à entrer dans ce mystère pascal, alors je me ferme au don de Dieu (cela vient de moi, pas de Dieu). D’une certaine manière, le troisième serviteur se dit : « c’est trop fort ce que le maître me donne. Je ne peux pas l’accepter, je ne peux pas le vivre, je ne peux pas entrer dans ce don. » Toute sa vie, toute ma vie, si je suis dans cette attitude, je serai dans la crainte des comptes à rendre. D’ailleurs, ce serviteur va se justifier en accusant le maître de la dureté de son don (ce n’est pas de ma faute, c’est de la tienne). Il n’a pas réussi à voir la gratuité, et s’est enfermé dans la peur de l’impossible remboursement, en cas de perte, dans la peur des comptes à rendre.
Une autre attitude est toute aussi néfaste. Nous l’avons eu dans une autre parabole lue il y a peu de temps, celle des invités à la noce qui refusent d’entrer. Si dans notre histoire, le serviteur a peur de ce qu’il reçoit, dans cette autre parabole, les invités refusent ce don gratuit du repas car ils se sentent à égalité. L’autre attitude est donc de croire que le don gratuit de Dieu est un du, que c’est normal. Au fur et à mesure, notre relation avec Dieu se vrille, parce que s’il m’appelle mon ami, je ne peux pas vivre indépendamment de Lui. Vivre en faisant comme si je n’avais rien reçu de Dieu est un mensonge qui nous enferme tout autant que la peur. C’est de la présomption.
Au cours de cette Eucharistie, sachons reconnaître le don de Dieu pour chacun d’entre nous, sachons rendre grâce et en vivre, pour que lorsqu’il viendra, il puisse nous dire : « entre dans la joie de ton maître », joie que nous goutons déjà aujourd’hui lorsque nous nous conformons et faisons fructifier les talents que Dieu a mis en nous.
Amen !